Page 162 - Annales EH 1998-2018
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Dans ces conditions, la priorité au profit financier privé fait que, par exemple,
quelques millions de tonnes de surplus de produits laitiers ont pu être détruits à telle
ou telle époque par la CEE avec l'autorisation des pouvoirs publics, pour maintenir
des cours aux meilleurs niveaux, pendant que des millions de pauvres souffraient de
faim dans le monde, y compris en CEE.
Des stocks considérables de viande, de céréales, de pommes de terre, de poisson,
ont suivi le même sort, au Canada, aux USA, et ailleurs, dans l'intérêt de profits pri-
vés, mais pas dans l'intérêt général de la communauté humaine. Triste illustration
d'une triste réalité, avec l'enrichissement abusif d'une minorité malgré la misère d'au-
trui. Au delà de l'inacceptabilité éthique, cela pose un problème important de con-
fiance et de légitimité d'un tel système économique, au niveau mondial.
Quelle confiance peut-on avoir dans une économie, et dans sa comptabilité parti-
culière, qui n'est plus gérée dans l'intérêt général, ni par des pouvoirs publics légi-
times, et fragilisée par des dettes fictives pléthoriques. Et que vaut alors l'argent?
Ayant perdu sa contrepartie traditionnelle en valeur d'or physique, puis presque toute
sa consistance matérielle, l'argent n'y a plus de valeur que par la confiance relative qui
s'y attache et par son acceptation momentanée par les parties qui l'échangent. Ce qui
n'est pas sécurisant, car dans quelle mesure peut-on encore avoir confiance dans de
l'argent qui ne repose plus sur des contreparties vérifiables, raisonnables, et justes ?
On sait comment tout cela s'est mis en place. En Europe, depuis la fin du moyen-
ème
âge, et surtout depuis la fin du 17 siècle, des banques ont arbitrairement acquis,
avec l'accord de certains Etats, le droit de créer de l'argent en prêtant l'équivalent,
puis plusieurs fois l'équivalent, de leurs dépôts réels, d'abord représentés en monnaie
physique et en or, puis en promesses de paiement sur papier, puis en simples inscrip-
tions comptables. Depuis 1988, les accords de Bâle ont permis aux banques de prêter
12,5 fois plus que leurs fonds propres, quels que soient leurs dépôts. Leur croissance
peut alors être permanente : les intérêts des prêts permettent d’augmenter les fonds
propres, qui permettent de prêter davantage, et ainsi de suite.
Leur intérêt étant de pousser tous leurs clients à utiliser la monnaie bancaire
comptable qu'elles créent et qu'elles gèrent à volonté, plutôt que la monnaie physique
publique, devenue minoritaire et marginalisée, les cartes de crédit et les comptes élec-
troniques bancaires se sont multipliés partout. Tout l'environnement financier est de-
venu artificiellement comptable, dématérialisé, et discrétionnaire, sous contrôle des
banques qui gèrent entre elles ces moyens modernes de paiement. Outre les entre-
prises, presque tous les particuliers y sont maintenus en dépendance et sous surveil-
lance, et dans l'obligation de fait -et parfois de droit- de disposer d'un compte ban-
caire pour recevoir même les aides sociales, les allocations, les salaires.
Certes, la modernisation est nécessaire, mais là, cela va à l'encontre de l'intérêt de
la société, parce que cela repose sur un système intenable, qui fragilise l'économie et
la vie sociale, sous la menace d'une crise structurelle inévitable à terme.
Car si la capitalisation financière, celle des banques, mais plus largement celle des
établissements financiers, assurances et bourses inclus, jusqu'aux Etats, est dépréciée,
victime de ses abus et du défaut de confiance consécutif des utilisateurs, l'argent du
moment peut perdre tout ou partie de sa valeur, et provoquer une dépression géné-
rale. En effet, les actifs financiers, et les biens spéculatifs financiarisés, s'apprécient
ou se déprécient en raison de la confiance qui s'y attache, confiance publique au sens
large, mais aussi confiance des opérateurs financiers entre eux et pour leurs propres
produits. Des crises récurrentes fragilisent de plus en plus ce système et y sapent la
confiance, à tous les niveaux, avec un enchainement inévitable des effets.
Si des actifs financiers d’une banque se déprécient, ses fonds propres diminuent
d’autant, ce qui restreint sa capacité d’accorder des prêts, donc de faire du profit avec
des intérêts, donc ensuite la capacité de payer des dividendes suffisants, ce qui fait
chuter la valeur boursière, donc le capital de la banque, donc encore ses fonds
propres, etc.
Conférence des ONG en statut ONU / Comité du Développement – Genève Rapport introductif RE Marc CARL oct. 2008 page 3